Sympetrum obtrusum (Hagen 1867)

Sympetrum obtrusum (Hagen 1867)

 

Sympétrum éclaireur

Par Miguelly BÉLANGER, Daphnée LECOURS-TESSIER et Étienne R.-DIONNE

Texte et photographies ©2016 CC BY-SA 4.0, les auteurs

Photos réalisées par Étienne R.-Dionne

Croquis et carte réalisés par Miguelly Bélanger

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Lieu de capture : dans les herbes d’un fossé de drainage, en bordure d’une route en terre battue, à proximité d’une tourbière boisée de la station de biologie des Laurentides. Outil de capture : filet fauchoir Date de capture : 1 septembre 2016 Préparation: d’abord placé dans un récipient de chasse contenant un mélange d’acétate d’éthyle et de plâtre pour le tuer rapidement, avant d’être mis à sécher dans une enveloppe de plastique avec carton

Identification, classification et morphologie

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Figure 1 : Front blanc du mâle Sympetrum obtrusum capturé. Photo réalisée par Étienne R.-Dionne.

Frappante, la couleur blanche du front des mâles est l’une des caractéristiques principales permettant de distinguer S. obtrusum parmi les espèces du genre Sympetrum, d’où leur nom vernaculaire “White-faced Meadowhawk”.

Généralement, les individus de cette espèce mesurent de 30 à 35mm. Ils ont les ailes claires. Mâles et femelles présentent un certain dimorphisme. En effet, les femelles n’ont pas le front blanc caractéristique des mâles ni l’abdomen teinté de rouge. Celles-ci, comme les juvéniles, ont plutôt la face d’une couleur qui tire sur le jaune, le brun ou le vert, ainsi qu’un abdomen cendré, ce qui les rend difficiles à distinguer de S. rubicundulum et S. internum (Dunkle, 2000).

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Figure 2 : Pièces génitales. A : Appendices anaux supérieurs de l’extrémité de l’abdomen mâle – B : Échancrure de l’hameçon du deuxième segment de l’abdomen mâle – C : Huitième sternite horizontale de l’extrémité de l’abdomen femelle (Ovipositeur) – D : Lames vulvaires du neuvième segment de l’abdomen femelle. Croquis réalisé par Miguelly Bélanger. Inspiré de Robert (1963).

Comme les S. obtrusums, le spécimen capturé possède une face blanche. Cependant, ce sont les appendices anaux supérieurs de l’extrémité de l’abdomen ainsi que l’échancrure de l’hameçon du 2e segment de l’abdomen qui a permis de confirmer son identification (Robert, 1963).

De plus, la position médiane du nodus ainsi que la disposition des nervures principales du supertriangle de l’aile postérieure de notre spécimen sont typiques des Sympetrum (Pilon & Lagacé, 1998). Appartenant également à la famille des libellulidés, leurs ailes postérieures présentent un champ anal en forme de pied possédant un « orteil » plutôt développé. Qui plus est, l’asymétrie de la base des ailes antérieures et postérieures (la base des ailes antérieures étant plus large que celle des ailes postérieures) corrobore l’appartenance au sous-ordre des anisoptères (Silsby, 2001).

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Figure 3 : Aile postérieure caractéristique du genre Sympetrum représentant le nodus (A), le pterostigmate (B), le supertriangle et le champ anal. Croquis réalisé par Miguelly Bélanger. Inspiré de Robert (1963).

Dans une perspective d’ensemble, les libellules présentent plusieurs caractéristiques distinctives (Pilon & Lagacé, 1998). Elles ont de courtes antennes. Leurs yeux composés sont de si grandes tailles par rapport au volume de leur tête, qu’ils se rejoignent au sommet de la capsule céphalique. Ils possèdent un long et mince abdomen. Leur thorax orienté vers l’avant permet une capture de proies efficace, en les emprisonnant dans leurs pattes. Au repos, les ailes se posent à plat. Leurs larves possèdent un masque labial étonnant, leur permettant d’atteindre leurs proies avec grande vélocité (Kalkman & al., 2000). Voici un ensemble de caractères partagés par l’espèce du spécimen capturé.

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Figure 4 : Taxonomie hiérarchique de Sympetrum obtrusum. Inspiré de Dunkle (2000) et Cresswell & Block (2016).

Les libellules à travers les âges et les continents

Répartis sur l’ensemble de la planète depuis des millénaires, les odonates ont intéressé les hommes et suscité une fascination culturelle à travers les âges (Pilon, 1998). Venant du grec ancien, le mot « odonata » fut créé par Fabricius (1793) pour désigner les « mandibules munies de dents », alors que le mot « Anisoptera » souligne l’asymétrie des ailes (Pilon & Lagacé, 1998). Ceci dit, c’est Linné (1758) qui a introduit le terme « libellules ». En extrême Orient, les libellules sont plutôt bien considérées. Elles y ont d’ailleurs longtemps été utilisées pour traiter les inflammations de la gorge. Au Japon, elles symbolisent la force, la bravoure et la victoire. En Europe, au contraire, ces insectes sont considérés comme maléfiques, une croyance populaire probablement tirée du moyen âge. Pour cette raison, ils se faisaient même appeler « tire-z’yeux » ou « crève-œil » (d’Aguilar, 1985). Plus près d’ici, on a souvent considéré à tort les libellules comme des insectes piqueurs. Aujourd’hui encore, les libellules suscitent un certain engouement.

Évolution

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Figure 4 : Représentation des Ères géologiques. Inspirée de Cohen & al. (2013).

Apparus durant la période du carbonifère, les Protodonata sont peut-être les ancêtres des Odonates. Datant du permien, les libellules sont parmi les plus anciens insectes volants (paléoptère) (Grimaldi, D. et Engel, 2005). Dans le même taxon, Protodonata, se trouve le plus grand insecte connu à ce jour (Méganeuropsis permiana), d’une envergure d’ailes de 70cm (Beckemeyer, 2000). Des fossiles de zygoptères et d’anisoptères (Odonata au sens strict) ont d’abord été trouvés au Mésosoïque: les premiers fossiles d’anisoptères modernes datent du Trias (Silsby, 2001).  Ceux-ci auraient donc déjà été présents avant que la Pangée se soit complètement disloquée! Émergeant de cette lignée, les libellulidés sont apparus lors de l’Éocène. Avec leurs ailes puissantes et leur corps effilé, leurs ancêtres ont pu bénéficier d’un avantage évolutif important, leur permettant de se distribuer sur un large territoire. À ce jour, on compte près de 7000 espèces d’Odonates (Kalmman & al., 2008) et plus de 60 espèces de Sympetrum à travers le monde (Pilgrim & Dohlen, 2007).

Répartition et habitat

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Figure 5 : Carte de la distribution de l’espèce Sympetrum obtrusum. Carte réalisée par Miguelly Bélanger. Inspirée de Dunkle (2000).

Espèce indigène de l’Amérique du Nord, Sympetrum obtrusum se retrouve dans la région zoogéographique Néarctique. Il est principalement recensé au sud du Canada et au nord des États-Unis, mais semble absent du Yukon et du sud de l’Amérique du Nord (Dunkle, 2000; Catling, 2003). Dans ces territoires, il occupe une variété de milieux humides (étangs, lacs, cours d’eau lentiques) et spécialement les tourbières et les marais (Pilon et Lagacé, 1998). Considérant la dispersion des adultes à partir des étendues d’eau, certains avancent que les individus matures constituent une population distincte de celle des larves, malgré le fait que l’un et l’autre occupent les mêmes zones (Faydenko, 2013).

Cycle de vie et alimentation

Essentiels au développement des libellules, les points d’eau douce permettent le développement de leurs œufs et de leurs larves (Kalkman et al., 2008). Généralement, les œufs éclosent environ trois semaines après la ponte, sauf ceux pondus à la fin de la saison estivale, qui tombent en dormance durant l’hiver (Silsby, 2001). C’est d’ailleurs sous forme d’œufs que les embryons de Sympetrum obtrusum passent l’hiver, pour voir leurs larves éclore au printemps et les adultes émerger fin juin, début juillet (Walker & Corbet, 1975). Ainsi, deux générations se succéderont chaque année. Après éclosions, plusieurs stades larvaires s’enchaineront, entrecoupées de mues. Chez les libellules, le premier stade (stade protolarvaire) est caractérisé par l’absence de patte et ne dure qu’une courte période de temps (de quelques secondes à quelques heures) (Silsby, 2001). Par suite, certaines larves de libellules seront plus passives et d’autres plus actives dans leur comportement de chasse, mais toutes sont prédatrices. Grâce à leur masque labial, qui leur permet d’attraper leurs proies à grande vélocité, les larves des Odonates arrivent à se saisir d’insectes, de têtards et même de petits poissons (Corbet, 1999).

Video 1 : Larve de libellule se nourrissant d’une larve de coléoptère à l’aide de son masque labial (par Derek Wheaton, 2015). CC BY-SA 4.0

Contrairement à certains autres genres, le genre Sympetrum consomme non seulement des proies à chacun de ses stades larvaires, mais passe aussi la majeure partie de son cycle de vie sous l’eau (Pritchard, 1964; Corbet, 1999). Les larves de libellules prennent de quelques semaines à quelques années pour se développer, selon l’espèce et différents facteurs environnementaux, tel que la température de l’eau et la quantité de nourriture disponible (Corbet, 1999; Silsby, 2001). Au dernier stade larvaire avant la métamorphose, les derniers organes vitaux finissent de se développer et la larve se prépare pour une dernière mue. L’émergence des libellules matures se fait à l’extérieur de l’eau, sur la végétation ou sur la rive, au courant de la nuit ou au matin, lorsque l’air a pu se réchauffer (Silsby, 2001).

Video 2 : Émergence d’une libellule après métamorphose (auteur inconnu, 2010). CC BY-SA 4.0

Après avoir quitté leur site d’émergence, les libellules occupent la majeure partie de leur temps à chasser, principalement des diptères et de petits insectes volants (Pilon & Lagacé, 1998; Dunkle, 2000). Avec les zygoptères, les libellulidés se distinguent des autres Odonates de par leur Le sympétrum éclaireur démontre une (édité 2018-01-22) mode de chasse à l’affût, repérant leurs proies à partir d’un perchoir, avant de se jeter sur elles (Pilon & Lagacé, 1998). En une seule journée, une libellule peut ainsi consommer jusqu’au cinquième de son poids (Powell & Twist, 1999). Selon les conditions, les libellules en développement auront besoin d’une semaine à un mois pour s’alimenter. Une période cruciale où elles se disperseront afin d’acquérir l’énergie suffisante au développement de leurs organes sexuels (Aguesse,1968; Corbet, 1952). À la recherche de ressources, les mâles Sympetrum obtrusum sont très abondants dans les prairies de Carex. Lors de cette phase de développement, il est possible d’y en observer plus d’un par 10 pi2 (Paulson, 2011) ! Ce n’est qu’en tant qu’individu mature que les mâles et femelles retourneront près de points d’eau pour s’accoupler (Corbet, 1999).

Reproduction

Chez les libellules, le mécanisme de transfert de sperme est indirect (Kalkman, 2008). Après avoir été produit dans les testicules, situés au bout de l’abdomen, le sperme est transféré de manière externe à l’organe copulatoire mâle, à la base de l’abdomen. Grâce à un hameçon, le mâle retient l’abdomen de la femelle durant la copulation. Ainsi, il insémine la femelle et en profite même pour retirer le sperme de ses compétiteurs. Cette compétition spermatique chez les Odonates a été reportée pour la première fois par Waage (1979). Aujourd’hui, c’est ce qui en fait l’un des groupes animaux les plus étudiés pour leur comportement reproducteur (Kalkman, 2008). Suite à la copulation, le mâle reste accroché à la femelle jusqu’à la ponte (Silsby, 2001). Les perforations sur l’une des extrémités des œufs oblongs permettent aux spermatozoïdes de les pénétrer. Puis, les œufs sont ensuite rapidement relâchés à la surface de l’eau ou sur le sol environnant, la femelle ayant un ovipositeur vestigial.

Utilité pour l’homme et statut de conservation

Très sensibles à la qualité de leur habitat et aux perturbations environnementales, les libellules sont souvent utilisées pour évaluer l’ampleur des changements environnementaux, sur le court et le long terme. Aussi, elles sont utilisées comme bioindicateurs de la santé de l’écosystème, dans les projets de conservation et de restauration (Kalman, 2008; Clark & Samways, 1996). Le réchauffement climatique, l’agriculture, l’introduction d’espèce exotique, l’urbanisation et plus encore, entraînent cependant la dégradation et la perte de diversité des milieux humides, dont dépendent les Odonates (Hassall & Thompson, 2008; Kadoya & al., 2009; Rodriguez & al., 2005). De fait, certaines espèces de libellules sont aujourd’hui dans une situation critique (Suh & Samways, 2005; Hämäläinen, 2004).  Considérant la large gamme d’organismes interagissant avec les libellules, que ce soit au stade larvaire ou adulte, il est d’autant plus important de protéger les milieux humides, dont ils dépendent.

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